Il n'y a pas de projet, il n'y a pas d'objet. Il en sera toujours ainsi pour moi désormais. Parce que la toile agrandit et étire la trame de mon espace mental jusqu'à m'en faire de nouvelles peaux qui n'ont pas nécessité d'être cousues entre elles.

Des peaux-vente | "Les Camps de l'Amor" | Photo © David Noir
Des peaux-vente | "Les Camps de l'Amor" | Photo © David Noir
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Ni la linéarité du papier, page après page, ni ce qui s’en inspire, ne suffit plus pour raconter ce que nous avons à dire

Tout est à l’image de la figuration révolue d’un certain déroulement du temps. Chaque époque a ses techniques et ses modes de narration. Ils sont les reflets d’une unique vision perçue à travers un prisme propre à une période donnée. Mais les deux dimensions de la feuille ne suffisent plus pour écrire de nos jours. Il faut pouvoir graver dans l’épaisseur, sur la tranche du support. Nous étions nombreux.ses à attendre ce moment propice, l’ère de la simultanéité, des temps, des genres, des contraires, pour pouvoir recommencer à sculpter nos idées. Aujourd’hui, mon écran de 30 pouces de diagonale est devenu trop petit. Même mes 2 écrans mis côte à côte, schéma imité de mes carnets de notes superposés, échouent à afficher correctement ce procédé. Même un écran qui ferait la taille de mon mur s’avérerait inapte à permettre un mode de lecture reflétant la forme de ma pensée. Encadré, tout ce que peut embrasser mon regard est désormais fatalement étriqué. Le cadre n’est plus une frontière recevable. Il ne s’agit plus de l’outrepasser, de le rendre indistinct ou de le briser, mais de l’ingérer. De se penser être à la fois ce cadre, son sujet et sa toile, mais aussi ce qui pourrait appartenir au tableau mais qui n’y est pas encore ; le hors-champ immédiat. Et aussi tout ce qui n’y sera jamais. La conception est devenue, dans les faits, plus large que ce que notre regard naturel original est capable de nous figurer pour nous permettre de bâtir l’imaginaire d’un nouvel espace mental. Nos perceptions physiques en la matière nous freinent ; elles ne sont plus nos référents. C’est cela vieillir, mais aussi, évoluer. C’est à dire que l’information captée par nos récepteurs physiques ne peut plus suffire à construire une modélisation fiable de notre conception des choses. Mais – et c’est là qu’intervient du neuf – si nous y prêtons garde, nous la sentons par ailleurs augmentée d’une, voire de deux dimensions supplémentaires. Comment dès lors, parvenir à « entrer » encore dans des cases datant au mieux de 20, 30 ans et dans la plupart des cas, établies à partir de références remontant à plus de deux siècles ? Ce serait bien plus simple si nous pouvions y arriver comme nous le faisions ne serait-ce que tout à l’heure, dans un récent passé, là, juste avant que ça n’arrive. Pour ma part, je ne vois plus comment il me serait désormais possible d’y sacrifier. J’ai tant grandi malgré moi en si peu de temps que, comme d’après une vague théorie – mythologie de l’infiniment grand et de l’univers courbe – en face de moi, si grand ouvert, dans un corps autant écarquillé que possible – qu’importe ses limites – à présent, je peux voir mon dos.

Oui, qu’importe les limites physiques du corps aujourd’hui, puisque notre pensée même l’excède et en disloque les chairs par une puissante refonte en une matière nouvelle, tout entière prolongement du cerveau. Nouvelles pratiques, nouvelles habitudes, nouvelles connexions synaptiques, nouvelle pensée, nouvelle sensibilité.

Dès lors, aucun théâtre ne saurait plus représenter « ce » théâtre puisqu’aucune fiction ne s’est pour l’instant, mise à raconter cette nouvelle idée de l’être et du réel supposé, cette impulsion par delà la créativité ordinaire, qui invente un espace et une dilatation du temps qu’il nous était jusqu’alors impossible d’imaginer ; qui nous gratifie soudainement des yeux de la chouette et d’une rotation de la tête à 360°. Mais il n’y a pas que les yeux qui se déchirent ainsi à force de déformations soutenues, comme les effets de loupe oblongs étirant les aplats et les angles des visages dans les miroirs grossissants. La peau s’y confond avec l’esprit. Cette nouvelle tête a absorbé le corps. Saura-t-elle s’affirmer plus puissante que l’ancienne à éteindre la douleur des sensations physiques ? Torture mentale à venir du fait d’un imaginaire des milliers de fois supérieur aux capacités du ressenti « réel » ou bien exaltation du physique par un esprit qui l’englobe et le guide de plus en plus savamment ? Magie du virtuel, le pouvoir du sexuel familial (j’entends par là, celui du couple ordinaire, non connecté au groupe ni à une utilité créative quelconque, ni au monde des réseaux sociaux) est déjà (et depuis longtemps à mon sens) complètement obsolète. Bref, cela devient un choix intéressant de savoir si l’on va (au sens du vouloir personnel) exister sur la toile ou pas, et de quelle façon, à quelle échelle (intime, publique, professionnelle … autres catégories à inventer ou découvrir).

À présent, mon cerveau s’étale comme une peau parchemin sur laquelle je me couche de tout mon long

Mes mains en avant poussent les plis de la peau de mon dos jusqu’à ma nuque, comme un chat qui s’étire. Comme une pâte à tarte, étendue aux limites de son élasticité, est prête à recouvrir l’espace environnant bien au-delà des rebords du moule destiné à la mettre en forme.

C’est ça désormais le corps : une tête enveloppée par elle-même. Et tout le reste lui appartient.

Il n’y a pas de projet, il n’y a pas d’objet. Il va en être toujours ainsi dans le cas présent. Ce texte ne s’arrête pas là ; ce texte se reprendra ailleurs. Il n’a pas de titre, il n’a pas de fixité, il n’a pas de sujet. Il a autant de titres qu’il lui sera doux d’en avoir comme autant de robes du soir dans lesquelles il nous sera agréable de paraître. Le plaisir réside là. Tout ce que je livre ici est le contenu d’une louche de texte que je prélève de ma grande jatte. L’ensemble est tiré de Scrap, cycle de textes et de formes. Je ne pense pas qu’il ait de début. Je ne souhaite pas qu’il ait de fin. Il est une pâte étendue, tirée, distendue elle aussi, comme nous tous.toutes, dans son pétrin.