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Amour Capital | Scrap | Visuel © David Noir

L’Amour Capital

Radioactivité d’un amour enrichi

Richesse et misère des affects

Je n’ai jamais pu survivre jusqu’à présent dans un couple avec une personne m’aimant de tout son amour. Il lui aurait fallu en garder bien davantage pour elle. Je n’ai jamais désiré qu’un pacte, aussi doux soit-il, me conduise à épouser le dogme d’un tel amour. Aussi n’ai-je pu que m’en tenir à de multiples distances toutes plus respectueuses les unes que les autres.

Parce qu’autre chose m’appelait et me disait de ne pas porter tout ça ; de ne pas m’en charger et me laisser indolemment m’évanouir sous son poids. Parce que l’amour est aussi toujours l’affaire de quelqu’un d’autre que de soi-même. Parce qu’il n’existe nulle part d’endroit où vivre la même chose au même instant en commun. C’est sans doute aussi pour cela que j’ai tellement aimé de gens qui ne s’intéressaient pas à moi. Pour fuir ça. Pourtant, j’aime moi aussi et ressens ce que cela veut dire.

Aucune amertume dans mes propos. Bien au contraire, la joie d’apprendre un peu plus chaque jour à ce sujet. Quelle distance mettre entre l’amour et son propre travail pour ne pas se sentir sous pression au point de s’endormir sans plus voir le quotidien habillé de son regard à soi, au point de s’en faire péter les veines du derrière comme celles de l’œil ? Qui donc peut comprendre ça ? Pas ceux/celles qui encensent l’aveuglant « je t’aime » plutôt que la lucidité. La femme amoureuse ? Peu probable. L’homme méchant ? Mieux vaut les prochaines fois, l’éviter. Et c’est ainsi jusqu’en politique, où la passion de l’aveuglement, le désir de toujours nier son propre réel l’emporte sur l’écoute de soi. Mais peu importe ce qu’il adviendra de nous, s’il existe toujours quelque part des places où l’excitation de proférer n’importe quoi sur ce qu’on n’a pas vécu, est évincée au profit d’un sentiment créatif assez honnête pour fouiller le bas côté des sentiers battus.

J’aimerais que SCRAP, projet sans forme et peu disposé à en avoir, accueille un de ces petits endroits micro-fissurés où l’amour ne se prétend plus aussi pur, en se mélangeant à la liberté d’être et de penser, plutôt qu’uniquement se proposer de ressentir.

L’émotion sans la réflexion, qu’est-ce donc ? Une plénitude à moindre coût si l’on se contente de vouloir situer son ancrage dans l’immédiateté de ce qui advient. Je peux pleurer sans honte ni réserve devant le plus bête des scripts télévisuels ou cinématographiques un peu efficace. Qu’est-ce que cela prouve ? Que la situation m’a ému ? Que j’y adhère ? Rien de tout cela, car ce serait oublier que l’émotion larmoyante n’a rien de commun avec celle qui provoque le rire. Mes larmes ne sont que des automatismes aussi ordinaires que celles abondamment obtenus par des accords mineurs bien sentis plaqués à bon escient sur une guitare ou un piano. Les larmes de tristesse d’un public ne font bien souvent que secouer leur préalable mélancolie de spasmes, tandis que le rire esclaffé provient tout entier de la stupeur, de l’audace sidérante, de la blague outrancière et choquante, de l’étonnement. Un tel phénomène est bien plus rare et rire, y compris et surtout, devant les démarches les plus heurtantes au yeux des révérencieux de l’amour, m’impressionne et me stimule bien plus que la foi compassée envers ce sentiment tout puissant. En tous cas, je le rêve ainsi ; y compris à l’acmé des plus véhémentes douleurs alimentées par les crises.

Lutter contre ce banal et mensonger a priori de l’amour comme étant infailliblement « bon », me fait progresser et grandir.

Car, à l’opposé de ce qui semble être dit, nous croulons sous l’Amour.

Il se pavane à tous les coins de regard, bien plus « Big Brother » que n’importe quel système informatique de surveillance. Tant que l’on cultivera en soi une seule zone de non droit inattaquable, un seul de ces tabous incroyablement difficile à remettre en cause à force de confusion complaisamment entretenue, il ne sera pas difficile de nous mener par le bout du nez au nom de supposées grandes causes. Et quelle cause plus grande que l’Amour universel lui-même ? Pas directement lui bien évidemment – car combien de forme l’attachement peut-il prendre ? – mais l’image romantique mystique perpétuellement surévaluée qu’on se plait à donner de lui. Nous la portons pourtant comme un fardeau qui ruine nos vies. C’est bien lui le vrai Dow Jones, le mètre étalon du capital, indice référentiel indiscutable de tout ce qui se fait sur l’échelle qui va du bien au mal. Si tout était si simple entre nous et qu’il suffise à chacun.e de quêter et d’obtenir d’autrui ce bon sentiment pour se sentir comblé, je crois que ça ce saurait.

Justement, ça se sait, mais nous n’aimons pas tellement le savoir. Si nous souhaitons si avidement valoriser cette « vertu », c’est peut-être simplement parce que nous pensons si maladivement souffrir de son absence alors que nous ne souffrons que de l’Absence. Absence de tout, de richesse, de réponses à nos caprices, d’impuissance à s’évader des sentiments coupables ….

Pas facile de vivre une vie de pauvre, démuni à l’infini de toute certitude

Une seul chose nous obsède dès lors : en trouver des éléments, quelque part, des preuves arrachées de force à la réalité par bribes, n’importe où et particulièrement chez les autres. Approbation, reconnaissance, applaudissements, témoignages de jouissances, sourires ravis… tout ceci nous fait un bien fou. Cet amour qu’encore et toujours, partout on nous vante, on nous chante, on nous filme, on nous représente de façon plus ou moins subtile, est donc bien la panacée, le soulagement à tous nos maux, le remède à notre existence d’errance et de difficultés.

Pourtant à mon sens, le jour où nous apprécierons le réel autrement qu’à l’aune de ce sentiment pur et attrayant comme l’or, les pensées racistes, fascistes, jalouses, propriétaires, totalitaires, homophobes et j’en passe, se frayeront moins aisément un passage vers nos cœurs pétris d’ambivalence. L’amour de l’Amour fait la part belle aux monstres tyranniques, qui naissent spontanément en sa périphérie par simple comparaison différentielle, tant le Mauvais ne peut se tenir debout sans le Bon.

Non, un amour bénéfique, scrupuleusement dosé ne dit pas « moi, moi, moi ! » ; ne dit pas « vis pour moi ; sauve-moi, sauve-moi, sauve-moi… de ma propre errance ».

Nous savons toutes et tous qu’il en existe d’autres versions, non moins passionnées, mais au moins aussi passionnantes. Est-ce le cul pour le cul, est-ce un savant jeu de rôles, est-ce une composition aimable de nos tempérament comme le suggère au fond, un Marivaux malicieux et peu dupe, souvent visionnaire et sage ? Est-ce au contraire d’autres systèmes que le trop éprouvé duo ? La polygamie, la polyandrie, la solitude, l’amitié amoureuse ? Est-ce le mariage utopique des membres d’une communauté toute entière ? Les alternatives pourraient être légion. Mais non, valeur sûre, mille fois décriée, mais faute de mieux… il y a le couple autoproclamé dieu de l’amour fidèle.

Ma mère m’a détruit par amour, mon père par égoïsme. Ce fut durant ma petite enfance, je ne me suis pas méfié. Ce n’est pas de leur faute, puisque rien n’est jamais la faute de personne. Peu importe aujourd’hui. La seule valeur que j’ai retenu de toute cette comédie dramatique du couple uni, c’est que, tant qu’à « se donner en spectacle » – car il s’agit bien de cela ; se donner, mais dans quelle mesure et jusqu’où peut-on se donner ou se reprendre à l’autre lorsqu’il est réduit à l’état passif de spectateur ? – il faudrait alors que le spectacle d’une telle fusion de l’atome explose en plein vol et ouvre une brèche sur autre chose, par où la lumière et l’air pourraient surgir. Aussi, un spectacle n’a-t-il de sens pour moi que s’il se permet de tricoter ensemble ces deux notions, amour et liberté, entre leur deux pôles, afin que soient émis par la réaction chimique de ce rapprochement explosif, un peu de lucidité et quelques grammes d’oxygène. Il faudrait un jour bien en convenir, les deux matériaux de base sont trop purs pour être vécus concomitamment. Il nous faut hybrider ces sentiments d’être exaltants, afin de tempérer leurs effets sans qu’ils s’en trouvent par trop éteints.

Par delà les fantasmes, veut-on vivre la vie d’un Don Juan, qui dans le réel serait un abuseur et un violeur unanimement condamné ? Qu’à cela ne tienne, car c’est bien là l’incarnation d’une liberté qui fait fi de toute barrière. Souhaite-t-on plutôt un destin de pasionaria amoureuse comme celui d’une Médée qui se donne tout entière à sa cécité amoureuse, jusqu’à détruire dans le feu de son dépit, son entourage le plus proche et le plus adoré ? Pourquoi pas, mais il faut compter sur le fait que la vie véritable ne nous la présentera que comme une criminelle infanticide dont le monde ne regardera les résultas du déchaînement des passions, qu’avec dédain et dégoût. Où sera donc alors passé, dans ces deux cas, la fascination pour le sentiment pur que nous choyons tant ? C’est cette même adulation totalement onirique qui mène en réalité, à la destruction et je le répète, dans notre vie la plus concrète et donc sociale et politique, à l’admiration la plus stupide des positionnements apparemment « forts ». Quelque part, je le crois, comme pour toute divinité inaccessible à nos bras trop courts, l’adulation de l’Amour est le germe de la violence qui nous sépare les uns des autres. Une telle posture est aussi le ferment de l’hypocrisie qui nous pourrit de l’intérieur, résultant de si mal assumer notre échec commun et cuisant, notre paresse active à ne pas être nous-même.

Nous ne pouvons vivre nos vies au cœur de la fiction rêvée et la poésie profonde de notre espèce reste le point ultime et unique de cette promiscuité entretenue par le désir d’être un.e autre. C’est en son centre, à mes yeux, qu’il faut effectivement constamment se replacer pour que le réel nous apparaisse plus lucidement à chaque heure qui s’écoule. La vie vécue n’en sera qu’un compromis hybride, une version combinant le bonheur d’être pour soi et le bien-être de partager les chemins de celles et ceux qu’on admire, qu’on aime, qu’on apprécie. Contre toute lâcheté, contre tout mensonge, contre tout totalitarisme, fut-il de l’amour lui-même, il n’y a rien d’autre à vivre que d’arpenter ce chemin médian et peut-être médiocre, mais qui reste toujours à comprendre.

L’amour est semblable à un minerai enrichi. À l’état pur, il détruit l’être profond et la vie elle-même.

Alors, non, la liberté qui nous fait le tenir à distance n’est pas l’égoïsme ou la peur, bien au contraire. Oui, il faut la cultiver sous cette forme par-dessus tout ou, dirais-je, presque par-dessus tout. Pas au-dessus de l’intelligence, qui reste la valeur suprême des humains, mais juste un degré en dessous. Le plateau, la scène publique devrait toujours être l’endroit de l’expression libre, qu’il faudrait mieux distinguer de l’endroit de la propagande politique ou sociale qui porte en son sein les pires chimères et n’offre aucune latitude de penser par soi-même. La scène est par essence carcérale. Quel meilleur endroit que ses quatre murs et ses frontières symboliques pour expérimenter la vie in vitro, plutôt que de (se) raconter des histoires qui font plaisir aux dormeurs ? Il ne s’agit pas de s’indigner par soubresauts jusqu’à en faire une mode, mais d’entretenir et déblayer sans cesse la voie du questionnement, sans répondre innocemment avec délices aux appels de ses envies et s’y vautrer comme si notre confort avait valeur suprême. Il existe un monde et nous en sommes responsable. C’est certainement très bien de changer son automobile au diesel pour un véhicule plus respectueux de l’environnement. Ce serait tout aussi bien et nécessaire, d’interroger avec régularité, nos grandes mythologies fondatrices pour en comprendre leurs sens manipulateurs et possiblement cachés, plutôt que de penser l’humain au prorata des valeurs de Walt Disney. La simplification à outrance et le rejet de la « prise de tête » font la part belle à l’imbécillité de nos comportements. Si on ajoute par-dessus ça, la vanité de vouloir exister avec importance, valorisée comme le vrai plus par la hiérarchie sociale, nous obtenons le grand vacarme duquel surgit perpétuellement notre longue plainte de ne jamais parvenir à nous en extraire. Affinons donc rapports et regards, écrits et relations, dussions-nous ne pas savoir où nous en sommes, si ce n’est par l’infra-résonance d’une vibration intime qui nous dirait sourdement : « ça pourrait bien être aussi par là, dans ce petit coin de sentiment là sans importance, qu’il faut jeter les yeux. Va donc voir. »

David Noir

David Noir, performeur, acteur, auteur, metteur en scène, chanteur, plasticien, vidéaste, bricoleur sonore, enseignant... trimbale sa nudité polymorphe et son enfance costumée sous le regard et aux oreilles de qui veut voir et entendre.

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