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Passé ou à venir, mon Janus n'a rien à offrir | Autoportrait © David Noir

Journal des Parques J-27

Nausée. Saturation. Rien à offrir.

Apprécier les pâquerettes

Je dois me débarrasser de questions budgétaires qui empoisonnent, autant qu’elles emprisonnent, mon cerveau. Ma tête est dans un étau qui se resserre depuis deux jours pleins. Ça marche aussi la nuit. Pourtant pas sujet aux migraines d’ordinaire. Il faut parvenir à ce que l’anxiété provoquée par les limites ne ruine ou ne stoppe pas tout net le projet par manque d’endurance. Toutes sortes de limites :

Capacités physiques, résistance, imagination, fragilité des croyances, faisabilité, finances, duels épars au sein même de son équipe ; carences affectives, quotidien accaparé par le travail, sans accompagnement ni relief ; difficultés à se faire comprendre, tracasseries administratives, gestion de la Cie, teneur même de ce que l’on fait ; réponses à donner à tout le reste, tant matérielles qu’intellectuelles… et la plus redoutable limite de toutes : celle de la fluctuation de la confiance en soi, en son reflet physique et moral. C’est le lot de toutes et tous, penserez-vous ? Je rétorquerai que c’est comme le sel, une affaire de concentration pour qu’il relève le goût des choses ou les rendent amèrement impropres à la consommation.

Convaincre incessamment ; s’expliquer. Pourquoi faire ? Sur fond d’un monde où les mutations paraissent toujours plus violentes, où ce qui semblait acquis peut à tout moment repartir en arrière, où la liberté d’être n’est pas un droit de fait, quel sens cela a-t-il de combattre à nano échelle pour faire entendre sa voix et exprimer ses vues à travers une forme artistique ?

Grain de sable sur un littoral infini, il suffit parfois d’une vaguelette, d’un clapotis d’écume pour être emporté au large sans que cela fasse davantage d’histoires que ça.

La création avortée est un non évènement ; mis à part peut-être dans le cas des « génies », étudiés comme le seraient des espèces inconnues par des biologistes. Pourquoi s’intéresser à ce qui n’arrive pas, mal ou difficultueusement ? En apprendrait-on quelque chose ? Curieusement oui, en ce qui me concerne ; c’est certainement de ce qui n’arrive pas, de ce qui ne parvient pas à maturité ou avec tant de difficultés que le parcours apparaît trop douloureux pour ne pas contenir une part d’échec, que j’apprends le plus. Il faut bien dire que quand les choses sont faites et parfaites, elles sont, à mon goût, bien rarement réussies. Le talent réel est trop rare pour que la plus grosse part de ce qui arrive à terme en matière d’art, ne soit pas une pléiade d’objets vulgairement interprétés et manufacturés, passant pour inventifs. On s’en contente, bon. Ça fait marcher facebook, chouette.

La création qui advient et pourrait-on dire, s’épanouit, ne représente guère plus, en pourcentage tout du moins, que celle qui échoue. Quelques phares bien entretenus éclairent de façon récurrente le paysage ; d’autres s’érigent soudainement parfois et cela suffit bien au monde sans qu’il ait besoin de chercher ailleurs. On a beau vouloir, si on en croit les apparences, quitter le modèle phallique et pyramidal tout puissant, pour s’étendre vers le réseau et le tissage aux centres nerveux multiplement relayés, il semble que ça résiste quand même pas mal aux entournures et qu’il nous faille, malgré toutes les velléités d’autonomie, des « pères et des mères » à glorifier, pour hanter nos imaginaires. La communication médiatique, y compris la plus « érudite », s’avère délibérément promotionnelle et s’empare toujours avec autant de délices des têtes d’affiches et des créateurs mis en avant par le marché. Il faut dire que le public aime bien ça, toute classes sociales et culturelles confondues. Chacun.e à son niveau, serait bien dérouté.e de ne plus avoir de prêt à consommer pour le guider dans ses choix. Enfiler son petit sac à dos et partir sur les routes, en plus de son emploi du temps surchargé, en quête de perles rares à dénicher en dehors des musées et théâtres, pour la satisfaction de son appétit d’art, parait aujourd’hui difficile à réaliser pour l’amateur. N’avoir personne ; aucun média plus présent qu’un autre pour créer des urgences à voir, à lire, à vivre, lui donnerait pourtant peut-être, outre des vacances vis-à-vis de son éternel cercle social, à nouveau un peu de temps pour s’arrêter au bord des routes et en apprécier les pâquerettes.

Éteindre l’envie de « satisfaire à tous crins » m’a toujours semblé une urgence déterminante. C’est une des raisons pour laquelle je n’ai rien à offrir qui vous comblera parfaitement.

Venez : pour voir. Repartez : sans rien dire. Pensez-en : ce que vous voudrez.

Un régime bien fait doit toujours laisser un peu la faim tenailler l’estomac. Chez moi: ceinture. Beaucoup semble accessible, mais très peu est consommable. L’essentiel de mon décor et de mon corps est en plastique; méfiez-vous des imitations.

L’aliénation au vouloir plaire est pire encore, que la nécessité première déjà si conséquente, de devoir créer de toute pièce son oxygène ; puisque nul autre, ailleurs, ne peut complètement vous maintenir en vie. Je ne vois pas d’autre raison à la création d’art. Elle n’est pas un don de soi fait au monde, mais un rempart cathare contre les envahissants croisés.

David Noir

David Noir, performeur, acteur, auteur, metteur en scène, chanteur, plasticien, vidéaste, bricoleur sonore, enseignant... trimbale sa nudité polymorphe et son enfance costumée sous le regard et aux oreilles de qui veut voir et entendre.

Cet article a 7 commentaires

  1. VIP

    Courage matelot !

  2. David Noir

    Souquez ferme! Sir yes sir!

  3. Rém Vach

    Qu’est ce que tu crois mon beau, que l’on va te donner le repas tout cuit?? 😉
    Pour être maître de sa destiné, il faut mettre les bouchées double et plus encore.
    Contre vent et marée poursuit ta route, tu y es presque.

  4. Jean-Pierre Gryson

    On lâche rien, Capitaine !
    Dans le calme plat, on ne peut plus manoeuvrer le navire. Alors que la tempête, si elle ne nous coule pas, elle nous abîme, mais nous fait naviguer loin, très loin de la route tracée sur la carte, vers l’inconnu où nous voulons nous perdre…
    Moussaillon

  5. Patrick Speck

    J’aime l’image du « Grain de Sable sur le Littoral ……avec une vaguelette », une seule, pour le faire disparaître et le confondre avec tous les autres….et ne plus Apparaître-différent…..En fait, cette Différence après laquelle courent tous les  » icônoclastes » et  » marginaux »…est…. ni plus ni moins, ( et bien au-delà de l’Insoumission ) ……qu’une Survie….une Recherche Désespérée ….et tenter d’assouvir cette-soif-inextinguible-de-« Vérité »…
    Cela n’est pas gratuit, cela signifie quelque chose de plus Vital encore que la Vie….est l’important n’est pas nécessairement de Savoir Pourquoi….? !
    Si l’on s’arrête en chemin, il est parfois plus difficile de reprendre sa route ; garder le cap….et Merde !

    1. David Noir

      Je partage tout à fait ton point de vue sur cette notion de « différence » qui n’est que la manifestation évidente, visible, des efforts de survie. Je suis surpris que souvent, on n’y voit qu’une « originalité », alors qu’il ne me semble pas vraiment difficile de constater qu’on se débat, mais en voulant faire un peu plus que simplement garder la tête hors de l’eau. Boire la tasse est assez inévitable quand on parle en nageant, quand on veut se faire entendre le menton au raz du niveau de la mer. C’est forcément un cri. C’est tellement évident de se voir ainsi naufragé (ce qui ne signifie pas qu’on ne fait rien), que je suis stupéfait que si peu de personnes acceptent de se reconnaître dans cette image. Ça serait pourtant une sacrée force, parce que ça ferait quand même pas mal de monde au final. J’ai parfois l’image à l’envers, de ces millions de bébés tortues se dirigeant d’instinct vers la mer, en train de jouer comme des forcenés, leur unique chance sur dix mille d’être épargnés par le coup de bec d’un oiseau marin. Chacun son rivage à atteindre; on verra bien de toutes façons 🙂

  6. David Noir

    Merci à tous pour vos encouragements d’humeur marine ! Je hisse la voile et remets la vapeur; on n’est jamais trop … enfin comme dit l’autre. En avant toute !

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